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J'ai longtemps hésité à t'écrire, toi que l'on ne nomme pas. Ce soir, j'ai pris mon courage à deux mains, j'ai cessé de remettre à demain
ce projet qui a tant attendu de voir le jour. Toi qui n'existes pas, tu crées plus de vide dans ma vie que n'importe quel vieil ami ne
serait en mesure de le faire. Ton absence, ton irréalité sont comme un départ. Tu n'es jamais entré dans ma vie ou peut-être seulement
par derrière, furtivement, sans que je t'entende ou que je puisse te voir, et pourtant je ressens à ton endroit un précipice à la mesure
des adieux que nous ne nous sommes jamais dits. Les "je t'aime " que nous n'avons jamais partagés sont comme autant de lames auxquelles
s'écorche mon cœur déjà malade d'aimer un courant d'air. Il m'a semblé te rêver, une nuit, au milieu de mon décor, silencieusement abandonnée
à la câline emprise de mes bras qui restent, jour après jour, si désespérément vides. Je meurs d'amour pour personne, je pense à personne et
j'espère pouvoir reconnaître quiconque sera en mesure d'incarner tes traits. Je croyais pouvoir me souvenir de ton visage après m'être réveillé
mais la nuit, dans son obscure cruauté, a gommé de ma mémoire la couleur de tes yeux, le toucher de ta peau et jusqu'à ta façon de t'offrir à
mes sentiments. Chaque fois que je me penche sur ce morceau de souvenir, cette empreinte de sommeil, qu'a laissé l'onirique magicien en mon âme,
je reste impuissant et muet au-dessus d'un abîme insondable d'oubli. Qui es-tu ? Seras-tu un jour le destinataire de ce courrier destiné à
personne ? Oseras-tu prendre forme, devenir quelqu'un ? Pourrais-je un jour écrire à quelqu'un d'autre qu'à personne, m'adresser à un nouveau
quelconque personnage moins anonyme que toi, dont le nom n'évoque rien à personne, à toi-même ? Je t'ai tant imaginé, tant attendu et mis en
scène que n'importe qui entendant parler de toi à travers moi ne saurait s'exclamer autre chose que : " ce personne, c'est quelqu'un ! ".
C'est ce que tu es déjà pour moi depuis bien longtemps mais j'espère de toi plus que cela. Je voudrais qu'aucun autre ne vaille ce personne,
qu'il soit unique, même si son nom si singulier ne parle qu'au pluriel. Tant de gens pourraient être toi mais aucun d'entre eux n'a ton attrait.
Sans toi je suis personne, c'est ce qui me pousse à croire que nous sommes destinés l'un à l'autre. Je suis toi sans toi, si tu es personne
sans moi, peut-être qu'un rien nous réunira. Peut-être aussi que rien ni personne ne nous mènera l'un vers l'autre, que quelqu'un d'autre
usurpera ton identité. Mais je sais au fond de moi que personne ne peut l'être comme toi.
Que me veux-tu ? Penseras-tu. Qu'attends-tu de moi, toi qui n'es rien pour moi ? Simplement que tu me prêtes ton cœur, en échange du mien,
pour que nous, qui ne sommes personne, devenions enfin quelqu'un, un autre être nouveau et singulier qui s'écrira au pluriel.
© LAFFREUX 1996